CHAPITRE IV
Le passant de 1905
Le 9 juillet 1903, la Conférence spéciale de Saint-Pétersbourg formée de quatre hauts fonctionnaires des ministères de la Justice et de l’Intérieur, a exilé Joseph Djougachvili et dix autres inculpés à Novaia Ouda, en Sibérie orientale, près d’Irkoutsk, pour trois ans, sous surveillance policière. La gendarmerie prend son temps. Au début de novembre, Koba est réexpédié dans la prison de Batoum, où on l’informe de son envoi « dans des localités éloignées de l’Empire russe ».
Boulgakov donne à cette condamnation modeste une coloration grandiose. Dans sa pièce Batoum, le ministre de la Justice soumet à Nicolas II en personne la signature d’un arrêt « concernant le crime contre l’État commis par Joseph Vissarionovitch Djougachvili, paysan du district de Gori ». Pour incitation à la grève, Djougachvili sera exilé en Sibérie. « La sainte Russie a des lois bien douces[106] », se désole le monarque en signant le décret. Mais le tsar n’a rien à voir dans cette affaire : la condamnation administrative sans jugement qui frappe alors Koba est proposée par la police locale, examinée par la Conférence spéciale, et leur décision est ensuite confirmée et signée, au nom de l’empereur, par le ministre de l’Intérieur.
Koba part en exil à la mi-novembre. La chronologie officielle le fait arriver à Novaia Ouda le 27 novembre, après un voyage invraisemblablement bref. Les transferts d’exilés, passant de prison de transit en prison de transit, prenaient des mois : celui de Trotsky avait duré quatre mois pour une distance comparable. En 1908, Koba, exilé près de Vologda, partira de Bakou le 9 novembre et arrivera à destination le 27 février.
Koba n’est, en réalité, jamais parvenu à son lieu d’exil : il s’est évadé d’une prison de transit. Officiellement, il s’enfuit de Novaia Ouda le 5 janvier 1904, soit 38 jours après son arrivée imaginaire, après avoir reçu, en décembre, une lettre (évidemment perdue) de Lénine. Il prétendra avoir fait, sans vêtements chauds, une première tentative où il faillit se geler les oreilles et le nez. Mieux vêtu la seconde fois, il aurait réussi. Un historien français donne de cette évasion imaginaire une description épique : « Il partit d’abord à pied, puis dans une charrette de paysan qui l’emmena vers l’Oural. Il souffrait de froid et de faim, toussait sans cesse et frôla la tuberculose[107]. » Or, il était parfaitement impossible de traverser la taïga à pied, puis dans une charrette de paysan, en plein mois de janvier, pendant des semaines, par des températures de –30 ou –40 degrés. Et Koba avait trop de bon sens pour tenter une aussi folle aventure.
Mais il lui fallait à tout prix être parvenu jusqu’à Novaia Ouda pour y recevoir la fameuse lettre. Mais au fait, comment Lénine aurait-il pu, à Londres, avoir connaissance de l’existence de ce militant local emprisonné à Koutaïs et Batoum, dont la date de départ était restée ignorée des exilés eux-mêmes jusqu’à la dernière minute ? Staline mentionnera cette lettre pour la première fois le 28 janvier 1924, soit une semaine après la mort de Lénine ! Ah ! s’il pouvait en brandir le texte ! « Hélas, susurre-t-il, je ne me pardonne pas d’avoir, conformément à mon habitude de vieux militant clandestin, [qu’il n’était que depuis deux ans…] brûlé cette lettre de Lénine comme bien d’autres lettres. » Il ne peut en évoquer le contenu, mais elle a laissé en lui « une impression ineffaçable ». Comparés à Lénine, les autres dirigeants du Parti (qu’il n’avait, pas plus que Lénine, jamais rencontrés) lui semblaient inférieurs « d’une tête entière. Lénine comparé à eux […] était un dirigeant de type supérieur, un aigle des montagnes, intrépide dans le combat, qui guidait hardiment le Parti par les chemins inexplorés du mouvement révolutionnaire russe[108] ».
Comment, du fond de Novaia Ouda, après un an et demi de réclusion en Géorgie, Koba pouvait-il juger les mérites comparés de dirigeants installés en Europe ? Il communique son enthousiasme à un ami émigré qui transmet aussitôt son épître admirative à Lénine, lequel envoie à Staline, à Novaia Ouda, « une lettre simple mais profonde […] une petite lettre simple et hardie […] d’une concision et d’une audace qui font que chaque phrase fait penser à un coup de feu ». Elle renforça en lui l’idée que « nous avions en Lénine l’aigle des montagnes de notre parti[109] ». Staline n’en dira pas plus sur sa réponse inexistante que sur le contenu de l’imaginaire missive.
À la fin de janvier 1904, Koba est de nouveau à Batoum. Ce retour sur le lieu de ses exploits antérieurs est contraire aux habitudes des révolutionnaires condamnés, qui évitaient de revenir là où ils étaient déjà repérés par la police, surtout après une évasion. D’autant que dans la petite ville de Batoum, un condamné politique évadé ne pouvait guère se cacher. Mais Koba est peu connu et ne tient pas à s’éloigner de sa province natale.
Les mencheviks, majoritaires au comité de Batoum, veulent barrer la route à celui que l’un d’eux décrit comme un « jeune homme sec, osseux, au visage brun pâle, raviné par la petite vérole, aux yeux agiles et rusés, vif, désinvolte et présomptueux[110] », responsable à leurs yeux de l’aventure d’avril 1902. La police démantelant alors leur imprimerie clandestine, certains mettent Koba en cause. Une commission d’enquête tranche : il n’a pas respecté plusieurs règles de la clandestinité mais ne peut être accusé d’avoir livré l’imprimerie à la police[111]. Koba est victime de son caractère : rebuté par la discipline du séminaire, il rechigne à obéir à toute règle. Il ne la conteste pas, mais, décidé à n’en faire qu’à sa tête, l’ignore ou la contourne sans mot dire, par refus de se justifier ou incapacité à s’expliquer. Aussi les soupçons planent-ils bientôt sur lui.
La commission a lavé son honneur. Mais le comité de Batoum ne veut plus de lui. Dépité, Koba repart fin février pour Tiflis où le jeune Léon Kamenev, nouveau responsable du comité bolchevik, l’accueille et lui fournit une cache. Il devient rédacteur du journal bolchevik Proletariatis Brdzola (La Lutte du prolétariat), qui paraît à la fois en géorgien, en arménien et en russe ; six des douze numéros publiés contiennent un article de lui. Koba est monté en grade : il appartient désormais au groupe des dirigeants bolcheviks locaux. Il croise le fer, sans lésiner sur les moyens, avec les mencheviks, largement majoritaires dans la social-démocratie géorgienne. Un jour, mis en minorité dans une réunion, il s’éclipse. Quelques minutes après retentit le signal convenu annonçant l’arrivée imminente de la police. Les militants se dispersent. Pas de gendarme à l’horizon, mais plus de réunion. La plaisanterie lui évite d’être mis en minorité. Toutefois, ces pratiques favorisent les rumeurs. Le menchevik Arsenidzé l’accuse d’avoir qualifié les dirigeants mencheviks Martov, Dan et Axelrod de « juifs circoncis » en ajoutant : « Ce sont des lâches et des trafiquants. […] Les travailleurs de Géorgie ne savent-ils pas que les juifs sont un peuple peureux inapte au combat[112] ? » Arsenidzé projette peut-être le Staline d’après-guerre sur le Koba de 1903. Mais, dans son rapport sur le congrès unifié du POSDR de 1907, Koba rapportera complaisamment la plaisanterie du bolchevik Alexinski « selon qui les mencheviks sont une fraction juive et les bolcheviks une fraction russe ; par conséquent, concluait Alexinski, nous ferions bien, nous bolcheviks, d’organiser un pogrome dans le Parti[113] ». Plaisanterie d’un goût douteux après trois ans de pogromes.
Révolutionnaire professionnel, Koba ne vit pourtant pas seulement de politique. Le 22 juin 1904, à Gori, il épouse Catherine Svanidzé, jeune paysanne âgée de 15 ans, originaire du village de Didi-Lilo où était né son père, sœur de son camarade bolchevik Alexandre Svanidzé. Le mariage est célébré à l’église Saint-David de Tiflis par un ancien du séminaire : le mariage civil n’existant pas dans la Russie tsariste, seul un mariage religieux peut être enregistré. C’est pourquoi Lénine, qui jugeait l’idée même de Dieu inconvenante, s’est pourtant marié à l’église et Trotsky a reçu, avec son épouse, la bénédiction d’un rabbin à la prison de transit de Moscou.
Catherine, jeune femme pieuse, fait vivoter le ménage en travaillant comme couturière. Elle vénère son mari comme un demi-dieu et, pendant ses réunions nocturnes, prie sans succès le Seigneur pour qu’il renonce à ses idées hérétiques et ses ténébreuses activités pour se consacrer à sa famille. Tout confirme et sa dévotion pour Koba et l’amour de ce dernier pour cette belle femme-enfant aux cheveux de jais et aux grands yeux noirs, qui, selon la légende, se cacha sous la table la première fois que des militants bolcheviks débarquèrent chez Koba.
Ce mariage avec une femme étrangère à l’action politique est original pour un militant russe. L’épouse de Lénine, Kroupskaia, est son adjointe et sa secrétaire politique. Trotsky, Zinoviev, Kamenev épousent des femmes qui partagent leurs convictions. Koba, lui, a fait un autre choix – que l’amour n’explique pas seul. Il n’aime pas traiter d’égal à égal. Sa seconde épouse, Nadejda Alliluieva, l’irritera en ayant des idées sur tout. Il se choisira plus tard des assistants et collaborateurs bornés et butés. Il a besoin de dominer son entourage. La belle, douce mais inculte Catherine, plus jeune que lui de onze ans, lui en donne l’assurance. En 1910, faisant son éloge, il évoquera les « beaux habits » qu’elle lui cousait. Cela lui suffit amplement.
Il la quitte au lendemain de son mariage et part pour Bakou. Depuis le forage du premier puits de pétrole dans la presqu’île d’Apchéron, trente ans plus tôt, la ville a poussé comme un champignon le long de la mer. Elle compte alors près de 200 000 habitants. Les fonctionnaires et contremaîtres russes, les commerçants et ingénieurs arméniens, les étrangers et quelques richissimes Azéris y vivent dans le centre, pavé et éclairé au gaz la nuit. Les trois quarts restants de la population, surtout les azéris musulmans, s’entassent dans des villages de toile, des baraquements de fortune, malodorants, sans eau ni lumière, et dans les taudis des faubourgs pouilleux de Balahany, Sabunci et Bibi Eibat, aux rues poussiéreuses, encombrées d’ordures qui ceinturent la ville au nord-est et à l’ouest. La pollution ronge les poumons, et les enfants des faubourgs meurent en masse : en cette fin de siècle déjà, un cimetière spécial accueille les petites victimes. L’administration et le patronat attisent les haines raciales qui déchirent cette Babel affamée et dressent les uns contre les autres les Arméniens, les Géorgiens, les Russes, les Ossètes, le sous-prolétariat sous-payé des Tatars et des Azéris, les Turcs et les Perses qui passent la frontière pour quelques kopecks.
Les sociaux-démocrates de la ville se trouvent alors dans une situation difficile. Deux Géorgiens, Lado Ketskhoveli et Aveli Enoukidzé, y ont formé pendant l’été 1901 un comité, lancé en septembre de la même année un journal en géorgien, et monté une imprimerie clandestine, dite Nina, qui reproduit les numéros de L’Iskra. Les matrices, parties de Marseille, leur parviennent au terme d’un long voyage par bateau, à dos de cheval ou de mulet à travers la frontière perse. Nina les reproduit à des milliers d’exemplaires qui sont diffusés dans le Caucase et la Russie du Sud. La propagande social-démocrate rencontre un écho favorable : la crise économique frappe l’industrie du pétrole, les salaires sont bloqués, le chômage menace. Le 1er mai 1902, près de 5 000 travailleurs défilent dans les rues de Bakou ; c’est la plus grande « maievka » de l’Empire. Mais en septembre 1902, la police arrête les deux meneurs socialistes. Peu après, un gardien de prison abat d’un coup de fusil en plein cœur Ketskhoveli qui haranguait les détenus depuis la fenêtre de sa cellule.
En juillet 1903, les ouvriers du pétrole de Bakou, qui travaillent alors seize heures par jour, déclenchent la grève, suivis par les ouvriers de Tiflis, de Batoum, et les mineurs de Tchiatouri. Mais la grève reflue et les arrestations démantèlent le comité social-démocrate. Un an plus tard (juin 1904), Koba accompagne le bolchevik Stopani dans la Ville noire pour le réorganiser, et repart aussitôt en Géorgie tenter d’installer d’autres comités bolcheviks : il réunit un certain nombre de délégués à Koutaïs et proclame un fantomatique comité bolchevik d’Imérétie et de Mingrélie. Ses résultats seront si minces qu’il ne fera pas partie des quinze délégués bolcheviks qui, en novembre 1904, proclameront à Tiflis, sous la direction de Léon Kamenev, un comité bolchevik géorgien.
Les Œuvres complètes de Staline comportent deux « lettres de Koutaïs », fort douteuses, publiées pour la première fois en 1946, datées de septembre et octobre 1904, et adressées à un bolchevik géorgien exilé qui, dit-il, frappé par son opinion « enthousiaste et exaltée » sur Lénine, en communiqua le texte à l’intéressé, qui leur envoya aussitôt une réponse à transmettre au « Colchidien enflammé ». Koba y évoque une imaginaire victoire sur les mencheviks géorgiens dont il n’aurait pu se targuer sans ridicule en 1904, mais qu’il pouvait sans crainte fabriquer en 1946. Il y raille « ces messieurs Rosa [Luxembourg] Kautsky, Plekhanov, Axelrod, Vera Zassoulitch, etc.[114] ». Cette familiarité désinvolte et dédaigneuse d’un obscur militant provincial à l’égard de dirigeants célèbres est anachronique. Ces lettres, fabriquées en 1946, visent à suggérer que Koba était, dès l’automne 1904, un léniniste capable de traiter de manière cavalière des figures historiques du mouvement ouvrier international.
Il prétend aussi avoir dirigé à Bakou, du 13 au 31 décembre, la grève générale des ouvriers du pétrole où deux forces se trouvèrent en compétition : d’un côté, le comité bolchevik, surtout implanté dans les bureaux et les installations techniques de la ville, de l’autre, l’Union des ouvriers de Balahany et Bibi Eibat – les deux faubourgs misérables où se trouve la plupart des puits de pétrole –, fondée et dirigée par la famille Chendrikov. Il s’agit de quatre aventuriers en quête d’action, qui menacent les patrons de les assassiner ou d’incendier leur entreprise pour leur extorquer de l’argent : Ilya, un orateur enflammé qui électrise les masses incultes des derricks, sa femme Claudia, dont l’éloquence lyrique échauffe les auditoires masculins, à 90 % musulmans, et ses deux frères, Léon, ancien étudiant, théoricien chargé de la rédaction des tracts, et Gleb, chargé de leur impression et de leur distribution. Ils rassemblent vite la majorité des ouvriers des faubourgs dans leur Union, élaborent un cahier de revendications qui unit des exigences générales, sociales et politiques (« À bas l’autocratie tsariste », « À bas la guerre », « Vive le suffrage universel », « Vive la journée de huit heures », etc.) et des revendications particulières (suppression des heures supplémentaires et du travail le dimanche, augmentation des salaires, introduction du système des trois-huit, suppression de toutes les amendes et sanctions, fourniture de l’eau et de l’électricité par les employeurs, logement et soins médicaux gratuits, ouverture de cantines et de salles de lecture pour les ouvriers). En novembre 1904, ils se répandent parmi les derricks et les raffineries en martelant : « Grève générale pour arracher nos revendications ! »
Le comité bolchevik, dans une déclaration du 7 décembre, décrète la grève générale inutile et stérile, et y oppose le renversement préalable de l’autocratie tsariste par des manifestations de rue : « Tant qu’un gouvernement tsariste sera à la tête de notre pays, tant qu’il aidera les capitalistes à nous exploiter, nous n’améliorerons pas notre sort, quel que soit le nombre de grèves grandioses que nous organisions. » Ce pronostic, bientôt démenti, est compensé par de lyriques mais lointaines perspectives : « En revanche, une fois que nous aurons renversé le gouvernement tsariste, nous aurons la possibilité d’acquérir le monde entier. » En attendant, ne bougeons pas. Dénonçant les « misérables petites revendications » de ses concurrents, le comité invite les ouvriers « à se préparer à une attaque décisive contre le tsarisme, à descendre dans les rues et sur les places[115] ». Ces positions caricaturent les idées de Lénine. Pour lui, en effet, la lutte revendicative économique ne peut d’elle-même engendrer une conscience politique socialiste, mais il n’en déduit pas pour autant que la lutte économique doit être renvoyée aux lendemains de la chute du tsarisme.
Les ouvriers ignorent les consignes bolcheviques. L’organisation des Chendrikov lance, dans la nuit du 12 au 13 décembre, un ordre de grève massivement suivi. Le comité bolchevik s’y rallie alors et constitue un comité de grève, dirigé par l’agitateur Aliocha Djaparidzé et par Stopani, qui négocie avec les patrons, obtient quelques résultats, et donne le 23 décembre l’ordre de reprise du travail…, rejeté par la majorité des grévistes, insatisfaits. Les patrons font de nouvelles concessions (la journée de travail de 9 heures au lieu de 9 heures 30, un congé de maladie de 2 mois, aucune discrimination salariale selon la nationalité). Dans ces conditions, le comité de grève bolchevik considère qu’il est impossible de continuer la grève et ordonne la reprise du travail dans un communiqué méprisant que l’on croirait sorti de la plume d’apprentis bureaucrates : il ose même évoquer l’absence de conscience et d’énergie de « la froide masse grise des ouvriers » en grève depuis deux semaines puis, dans un gémissement d’impuissance, affirme : « Nous ne sommes plus assez forts pour les retenir dans leur lutte à l’intérieur des limites que nous, sociaux-démocrates, jugeons acceptables et efficaces à l’heure actuelle. […] En annonçant que la grève est terminée, nous donnons aux ouvriers la consigne de reprendre le travail le 28 décembre[116]. » La « froide masse grise » aura l’audace de ne pas appliquer cette consigne.
En les rassemblant tous ensemble par-delà leurs nationalités et leurs croyances religieuses, la grève a en effet donné aux déshérités des derricks un sentiment nouveau de puissance qui les exalte ; les Chendrikov les persuadent donc sans peine de ne pas reprendre le travail et d’incendier quelques dizaines de puits. Les patrons, effrayés, reculent et signent le 30 décembre la première convention collective de l’histoire de la Russie. Ils s’engagent à payer intégralement les journées de grève, à ne sanctionner aucun gréviste, à fournir eau et électricité gratuitement aux ouvriers, à payer la moitié du salaire à tout travailleur malade pendant trois mois.
Selon Arkadi Vaksberg, les frères Chendrikov étaient des auxiliaires de police et leur Union des ouvriers de Bakou visait, avec l’accord tacite des autorités, à détourner ses membres de l’action politique[117]. Si l’accusation est vraie, l’échec du syndicalisme policier est éclatant puisqu’il a uni, à Bakou, revendications corporatives et politiques, débouché sur la grève générale et… la première convention collective de l’Empire. En 1906, Léon Chendrikov, accusé devant un tribunal du parti social-démocrate d’avoir gardé pour lui des fonds extorqués aux patrons, sera défendu par un jeune juriste menchevik promis à un brillant avenir, Andreï Vychinski, mais jugé coupable. Vychinski sera meilleur plus tard en procureur qu’en avocat…
Koba est-il responsable de l’attitude brutale du comité bolchevik ? En fait, il ne se trouvait pas à Bakou en décembre 1904, mais à Gori ou à Tiflis. Son nom ne figure dans aucun document de l’époque ni dans les souvenirs des membres du comité de grève, publiés à Bakou en 1923, soit un an après la nomination de Staline au poste de Secrétaire général. Aucun texte du comité bolchevik n’est reproduit dans ses Œuvres complètes. Il n’est effectivement arrivé à Bakou qu’en janvier 1905. Sa « biographie autorisée », rédigée par son secrétaire personnel et publiée en 1927 dans l’Encyclopédie Granat, ne dit mot de la grève de décembre 1904. Mais en 1946, il pourrait sans risque s’en attribuer la direction posthume.
Le Proletariatis Brzdola du 1er janvier 1905 publie un long article de Koba, absolument muet sur cette grève dont les échos résonnent pourtant dans tout le Caucase. Il y disserte sur la formulation léniniste de l’article 1 des statuts du POSDR. Au lendemain même d’un gigantesque mouvement de masse où les ouvriers ont montré leur force et leur détermination, il ne parle que du « comité du parti » et définit une conception très étroite et fermée du parti d’avant-garde : une « forteresse dont les portes ne s’ouvrent que devant ceux qui en sont dignes, […] qui ont fait leurs preuves ». Le recrutement exige « une vigilance extrême ». Il défend ce caractère fermé avec des accents religieux et militaires : « Ce serait profaner ce qu’il y a de plus sacré dans le Parti que de donner à un bavard le nom de membre du Parti (c’est-à-dire de dirigeant de l’armée des prolétaires !). […] Le Parti […] par l’entremise du Comité central conduit dignement en avant l’armée des prolétaires. » Le Parti, c’est la discipline et l’unité de vues : « Que l’unité de vues vienne à disparaître, et le Parti s’effondre du même coup. » Les désaccords sont donc interdits. Sans discipline, en effet, le Parti n’est qu’un « banquet » [sic !] ou une « famille patriarcale hospitalière[118] ». Ainsi, pour Koba, le Parti, bien plus qu’une « avant-garde », constitue une élite, un corps spécial, un ordre supérieur de type militaire dont la discipline rigide est la vertu première.
Pendant qu’il disserte ainsi sur les statuts, la révolution, qu’il n’entrevoit pas, frappe à la porte. Le 3 janvier, les ouvriers de l’usine métallurgique Poutilov, à Saint-Pétersbourg, débraient contre le licenciement de quatre d’entre eux. L’assemblée des ouvriers créée par le pope Gapone organise la grève, qui s’étend, et entraîne le 8 janvier près de 120 000 ouvriers. Le dimanche 9 janvier, sous un soleil qui fait resplendir les palais après la neige de la nuit, une foule endimanchée de plus de 100 000 personnes avance vers le palais d’Hiver pour remettre au tsar une pétition en psalmodiant des chants religieux et en brandissant des portraits de Nicolas II. Ce dernier est parti jouer aux dominos à Tsarskoe Selo, à 30 kilomètres de la capitale. Confiants dans le tsar, mais inquiets devant le déploiement formidable des 12 000 soldats et cosaques qui quadrillent la ville et défendent le palais d’Hiver, les manifestants ont placé aux premiers rangs des femmes et des enfants précédés de Gapone, barbe blanche au vent.
Les pétitionnaires réclament dans une plate-forme revendicative, jamais rééditée en URSS sous Staline après 1926 (elle aurait par trop rappelé des revendications toujours insatisfaites) : la libération immédiate de toutes les victimes de la répression politique, sociale et religieuse, l’arrêt de la guerre, la proclamation immédiate de la liberté et de l’inviolabilité de la personne, de la liberté de parole, de la liberté de la presse, de la liberté de réunion, de la liberté de conscience en matière religieuse, l’instruction publique générale et obligatoire aux frais de l’État, la responsabilité des ministres devant le peuple, l’égalité de tous devant la loi, la séparation de l’Église et de l’État, l’abolition des impôts indirects et leur remplacement par un impôt direct et progressif sur le revenu, l’abolition des annuités de rachat pour les paysans, la liberté immédiate des syndicats, la journée de huit heures, la réglementation des heures supplémentaires. La satisfaction de ces exigences urgentes permettrait aux « ouvriers de s’organiser pour défendre leurs intérêts contre l’exploitation éhontée des capitalistes et du gouvernement des fonctionnaires qui pille et étouffe le peuple[119] ».
Lorsque la foule s’approche du palais, les cosaques, sur l’ordre du frère du tsar, le grand-duc Constantin, tirent. La foule reflue, s’enfuit en désordre, pourchassée dans la ville par des cosaques en furie qui la sabrent à tort et à travers. Elle laisse officiellement sur le pavé 170 morts et 800 blessés et mutilés, sans doute trois ou quatre fois plus dans les faits. Gapone maudit « le tsar suceur de sang » et s’enfuit en Finlande. Quelques jours plus tard, Nicolas II déclare à une délégation « ouvrière » choisie par la police : « Venir en foule révoltée me déclarer vos besoins, c’est un acte criminel. » Ce « dimanche rouge » ébranle dans tout l’Empire la vénération traditionnelle envers le tsar, suscite une première vague de grèves ouvrières, provoque des émeutes paysannes et donne un nouvel élan au terrorisme ; le 2 février un SR abat le grand-duc Serge, gouverneur de Moscou, oncle du tsar.
Revenu à Tiflis au début de janvier 1905, Koba rédige en février deux proclamations du comité bolchevik consacrées aux seuls événements du Caucase : le pogrome des Arméniens à Bakou, une manifestation à Tiflis. Il n’y dit pas un mot du Dimanche rouge, qui suscite pourtant la grève générale à Tiflis. Ce massacre ne provoque en lui aucune réaction. Le cercle de ses soucis et de ses préoccupations est étroitement local. Saint-Pétersbourg et ses ouvriers sont pour lui à des années-lumière.
Le IIIe congrès du Parti ouvrier social-démocrate russe, purement bolchevik, se tient à Londres en avril 1905. Koba n’est pas élu dans la délégation caucasienne de quatre militants, dirigée par Kamenev. Resté à Batoum, il tente d’y constituer un comité bolchevik d’une quinzaine de membres, face aux centaines de mencheviks de la cité. Dans un article de mai 1905, c’est encore sur les statuts du Parti qu’il s’étend ! Il y qualifie le socialisme de « terre promise » où la classe ouvrière arrivera inévitablement, « après avoir longtemps erré et souffert », à moins de confier son sort à la social-démocratie, véritable Moïse du prolétariat, qui la guidera vers son royaume. Si le mouvement ouvrier spontané accède à la conscience socialiste, il engendrera un mouvement social-démocrate « qui s’élancera tout droit vers la "terre promise"[120] ». Mais Koba avertit le lecteur : « Il ne faut en aucun cas permettre […] la distribution des armes directement aux masses[121]. » Le comité du Parti doit tout contrôler.
Pendant qu’il discourt ainsi, les défaites se succèdent en Extrême-Orient : le 10 mars, les troupes japonaises écrasent les Russes à Moukden. En octobre 1904, l’état-major russe avait lancé la flotte de la Baltique dans un périple de 22 000 kilomètres pour affronter la marine japonaise devant Port-Arthur. Après sept mois d’errance, de péripéties multiples, dont le bombardement de bateaux de pêche britanniques, et des avaries sans nombre, les 65 navires russes arrivent le 28 mai 1905 à Tsushima. La flotte japonaise, en embuscade, en envoie 62 par le fond. Cette déroute met en évidence l’incurie du régime et suscite une nouvelle vague d’indignation et de grèves. Le 14 juin, les matelots du cuirassé Potemkine se mutinent, jettent leurs officiers à la mer et hissent le drapeau rouge. En juillet, un socialiste-révolutionnaire abat le ministre de l’Intérieur Plehve. Les campagnes grondent ; dans de nombreux villages, les paysans envahissent les terres du propriétaire. Pour interdire son retour, ils brûlent son manoir, ses galeries de tableaux et ses bibliothèques, quand ils n’éventrent pas sa famille à coups de fourche.
Le 12 mai 1905, 44 000 ouvriers du textile de la région d’Ivanovo-Voznessensk, à 400 kilomètres au nord-est de Moscou, constituent pendant 72 jours le premier soviet (conseil des délégués ouvriers) de l’histoire, qui dirige la grève, ferme les débits de boissons, organise une milice contre les jaunes au service du pouvoir et se dresse ainsi face à lui. En 1938, Staline jettera en prison, où il mourra sous les coups, son président, l’ouvrier poète Nozdrine.
Le Caucase, et la Géorgie en particulier, sont en pleine ébullition. Les paysans se soulèvent ici et là, et élaborent, en général avec l’aide des mencheviks, de longues plates-formes revendicatives. Ils réclament pêle-mêle la remise gratuite des terres du gouvernement et des grands propriétaires, l’autonomie communale, l’abolition des impôts indirects, le maintien des conscrits caucasiens au Caucase, l’abolition de la censure de la presse, la création de bibliothèques publiques gratuites, etc. Dans ses articles, Koba n’évoque jamais ces revendications élaborées par la base.
Le gouvernement feint de lâcher du lest. Le 18 février, un manifeste impérial promet de convoquer un jour des représentants de la population, pour « participer à l’élaboration et à la discussion préparatoire des propositions législatives ». Un second manifeste, le 6 août, annonce la convocation d’une Douma censitaire consultative. Ces premières concessions à la bourgeoisie libérale aiguisent le mécontentement qu’elles prétendent apaiser.
L’activité de Koba en ces temps troublés est modeste. Il écrit quelques tracts et articles et, dans une Géorgie où l’éloquence est reine, prononce quelques discours monotones. En avril, lors d’un débat à Batoum, il stigmatise, sans succès, les dirigeants mencheviks de la cité. Le 8 juin 1905, le prince bolchevik Tsouloukidzé meurt à 29 ans, rongé par la tuberculose. À ses funérailles, Koba dénonce, face à un auditoire indifférent, l’autocratie et les perfides mencheviks.
Pour calmer la Géorgie, Saint-Pétersbourg nomme un nouveau vice-roi, qui joue les libéraux et s’appuie sur les mencheviks. À Tiflis, pour empêcher les massacres interethniques concoctés par son prédécesseur, il leur fournit 500 fusils, dont une moitié hors d’usage, qu’ils lui rendent une fois le danger passé. Puis il nomme gouverneur de la province de Koutaïs un intellectuel marxiste libéral qui parcourt les campagnes en expliquant aux paysans polis mais indifférents, citations de Marx à l’appui, que la Géorgie n’est pas mûre pour le socialisme, avant d’être jeté en prison pour agitation révolutionnaire six mois plus tard.
L’autocratie a besoin de l’armée pour rétablir l’ordre. Le 5 septembre, Witte signe un traité de paix avec le Japon à Portsmouth aux États-Unis, inquiets de l’expansionnisme japonais, et dont la pression offre à la Russie une défaite à bon marché : elle ne paiera pas de réparations financières, cède à Tokyo le sud de Sakhaline, que Staline récupérera en 1945, et reconnaît le protectorat japonais sur la Corée. Mais ce succès diplomatique ne freine pas l’agitation révolutionnaire. Dans la deuxième quinzaine de septembre, la grève embrase une cinquantaine d’imprimeries de Moscou, puis de Saint-Pétersbourg, bientôt rejointes, le 7 octobre, par les ouvriers des chemins de fer de Moscou. Le 9 octobre, un congrès des cheminots de Saint-Pétersbourg adopte une charte revendicative expédiée par télégraphe à toutes les lignes, exigeant la journée de huit heures, les libertés civiques, l’amnistie des prisonniers politiques, l’Assemblée constituante. Chaque jour, la grève gagne une nouvelle ligne : le 13 Riga, le 15 Bakou, le 17 Odessa, puis Tiflis, Batoum.
Sur la vague des grèves, des soviets se créent dans 58 villes ou banlieues ouvrières. Ces organismes démocratiques de masse, qui échappent au contrôle du Parti, ne plaisent guère à Koba. Il en parle une seule fois en 1906, dans un bref hommage rendu aux soviets de Saint-Pétersbourg et de Moscou, qui ont « lorsque c’était possible pris des mesures pour que l’offensive révolutionnaire soit simultanée[122] ». C’est bien peu. La Géorgie ne compte pas le moindre soviet, le Caucase un seul, à Bakou. Alors que Trotsky préside le soviet de la capitale, Koba n’en a jamais vu un fonctionner.
Depuis l’été, la Géorgie échappe au contrôle de l’administration russe. La Gourie, région paysanne, arrière-pays de Batoum, a constitué un gouvernement révolutionnaire autonome menchevik que l’armée dispersera au début de 1906 en massacrant quelques centaines de paysans. Koba ne joue dans tous ces événements qu’un rôle mineur. En juillet 1905 il intervient dans un meeting à Tchiatouri, le 18 octobre il dénonce à Tiflis les promesses illusoires du manifeste tsariste du 17. Il participe à la création d’éphémères journaux bolcheviks, rédige le 19 octobre un appel à « tous les travailleurs » qui clame : « A bas la Douma d’État ! Vive l’insurrection armée ! Vive l’armée révolutionnaire ! Vive le gouvernement provisoire révolutionnaire ! Vive l’Assemblée constituante populaire ! Vive la République démocratique ! Vive le prolétariat[123] ! » La panoplie est complète.
Le 17, le tsar publie un manifeste rédigé par Witte qui promet la liberté d’expression, mais omet d’évoquer la liberté de la presse et la censure, et l’élection d’une chambre, la Douma, au suffrage universel. Le 22 du même mois, il annonce une amnistie partielle de ceux qui « avant la promulgation du Manifeste se sont rendus coupables d’actes criminels contre l’État ». La décision est immédiatement suivie de pogromes inspirés, voire organisés, par les autorités, sous la conduite des Centuries noires qui déferlent pendant une semaine entière sur toute la Russie. Magasins pillés, femmes et fillettes violées et éventrées, vieillards poignardés, enfants au crâne fracassé dans un concert de braillements patriotiques et de cantiques enveloppés de vapeurs d’alcool, tel est le spectacle qu’offrent, sous le regard indifférent ou complice des cosaques, plusieurs centaines de villes et bourgs ravagés par les pogromes qui laissent derrière eux plus de 3 000 morts et 10 000 blessés et mutilés. Nicolas II reçoit les représentants de l’Union du peuple russe, organisatrice de ces tueries, en décembre, les félicite pour leur travail et accepte leur insigne.
Depuis le 13 octobre, le soviet de Saint-Pétersbourg réunit de 400 à 500 délégués élus par les 200 000 ouvriers et ouvrières de la ville et des représentants des trois partis « socialistes » ; il organise, arrête, relance, suspend la grève, réclame la journée de huit heures, l’augmentation des salaires, les libertés politiques, l’élection d’une Assemblée constituante, défie pendant sept semaines Nicolas II, l’élu de Dieu et de la Bourse française qui finance ses emprunts et ses arsenaux. Le 26 novembre 1905, la police arrête son président. Le 2 décembre, le soviet appelle les paysans à ne plus payer les indemnités de rachat, la population à ne plus payer les impôts, et annonce qu’il « ne tolérera pas le paiement des dettes sur les emprunts que le gouvernement du tsar a conclus alors qu’il menait une guerre ouverte contre le peuple ». Le lendemain, la police arrête tout son comité exécutif et ses trois coprésidents, parmi lesquels Trotsky, dont le nom est désormais lié à cette forme neuve d’organisation des ouvriers qui porte en elle le germe d’un autre État. Le 4 décembre, le soviet de Moscou appelle à la grève générale dans la ville pour le 7 ; le 11 décembre, la grève éclate à Tiflis. Le comité de grève de la ville est constitué de six bolcheviks. Koba, parti dix jours plus tôt en Finlande, n’en est pas. L’armée et la police chargent et tirent ; la grève tourne à l’émeute, qui sera finalement vaincue. À Moscou, la grève, devenue insurrectionnelle, est écrasée dans le sang le 17.
Du 12 au 17 décembre 1905, Koba participe, en tant que délégué du comité de Tiflis, à la conférence bolchevique qui se tient à Tammerfors en Finlande, grand-duché à moitié autonome, dont la police, dirigée par un sympathisant social-démocrate, ne manifeste aucun zèle répressif. Il y fait la connaissance de Lénine. Le peintre géorgien Vepkhadzé représentera la scène trente ans plus tard : cinq délégués, dont Kroupskaia, dévorent Staline du regard, véritable personnage central dont Lénine serre la main. Il s’agit de suggérer l’idée d’un passage de témoin.
Staline fera de cette rencontre un récit faussement naïf, devant les élèves de l’école militaire du Kremlin, une semaine après la mort de Lénine. Il y dira sa déception de voir « un homme des plus ordinaires, d’une taille au-dessous de la moyenne, ne différant en rien, mais absolument en rien d’un simple mortel », et d’apprendre en outre qu’il était arrivé le premier et qu’assis dans un coin « il poursuivait le plus simplement du monde une conversation des plus ordinaires avec les délégués les plus ordinaires ». Il s’attendait en effet à voir « l’aigle des montagnes de notre parti, le grand homme, grand non seulement du point de vue politique mais aussi du point de vue physique […] un géant à belle stature, l’air imposant ». Et puis, selon un usage que Koba aurait appris on ne sait où, un « grand homme » arrive habituellement en retard aux réunions pour se faire attendre… « … les assistants avertissent par des "chut… silence… le voilà". Ce cérémonial ne me semblait pas superflu, car il en impose, il inculque le respect[124]. » Le récit est fabriqué ; en décembre 1905, Lénine n’était encore pour personne un grand homme et Koba avait passé l’âge où l’on se représente le « chef » comme un géant. En février 1924, il cherche à rassurer les dirigeants bolcheviks qu’il veut rallier contre Trotsky, et c’est pourquoi sans doute il recourt à cette imagerie naïve.
Au cours de cette conférence il s’oppose à Lénine. Le manifeste du 17 octobre promettait des élections à la Douma dont l’organisation vient d’être annoncée par une loi du 11 décembre. Ont le droit de vote tous les hommes de 25 ans au moins, propriétaires, locataires ou assujettis à l’impôt. Le scrutin, à plusieurs degrés (de deux à quatre), est organisé sur la base de quatre curies : nobles, paysans, bourgeois citadins et ouvriers ; les peuples « allogènes » votent à part. Lénine veut mettre à profit le scrutin aux deux premiers degrés pour accroître l’agitation. Mais la majorité des délégués présents, persuadés que le régime agonise, sont hostiles à toute participation électorale. Koba le sent. Il se prononce pour le boycott. Puisque l’on se bat dans la rue pour renverser le pouvoir, il ne saurait être question de participer aux élections qu’il organise. Héritage du séminaire et de la dogmatique religieuse, sa pensée est étrangère à la dialectique dans laquelle il ne voit qu’une ruse de la raison, il ne raisonne qu’en termes exclusifs : ou bien le combat de rue ou bien la participation électorale. Et son plaidoyer pour le boycott relève davantage de l’acte de foi que de la démonstration : « Il est clair que la seule voie correcte c’est le boycott actif […]. La tactique du boycott découle elle-même du cours de la révolution […]. La tactique révolutionnaire doit être claire, nette et précise ; or, la tactique du boycott a précisément ces qualités[125]. » Pourquoi ? Il ne le dit pas, il se contente d’affirmer une conviction. Mais la conférence vote néanmoins pour le boycott et Lénine s’y rallie.
Koba, revenu à Tiflis au début de janvier, n’écrit pas un mot sur la conférence et sa fameuse rencontre avec l’« aigle des montagnes », dont le caractère historique ne l’a pas encore frappé. Un rapport de police affirme qu’il a été « appréhendé le 28 janvier 1906[126] ». En 1911, le chef de l’Okhrana de Tiflis affirmera : « Il a été arrêté en 1906 et s’est enfui de prison[127]. » Pourtant, la biographie officielle de Staline n’évoque ni cette arrestation ni cette évasion. En 1948, lorsque ses rédacteurs écriront qu’il a été « huit fois » arrêté, « sept fois » exilé et qu’il s’est enfui d’exil « six fois », il corrigera la phrase en réduisant chaque chiffre d’une unité. Selon certains historiens, ce serait pour dissimuler le fait qu’il s’est alors vendu à l’Okhrana. En réalité, Koba a été appréhendé lors d’une rafle, mais la police a jugé son rôle si mince qu’elle l’a relâché. En 1911, le chef de l’Okhrana camoufle cette négligence en fuite. Mais le dédain policier de 1906 entachait la gloire de Staline, qui préféra effacer l’épisode plutôt que de transformer une simple interpellation en arrestation et un banal élargissement en évasion.
Pour dissocier la masse paysanne de ses représentants, le gouvernement abroge tous les arrérages de rachat à dater du 1er janvier 1907. Cette mesure coûteuse apaise une paysannerie qui, malgré les saisies de terres de grands propriétaires et les incendies de domaines, ne se dresse pas contre le régime. En dépit de sa haine des officiers et de quelques mutineries, l’armée des soldats-paysans ne se solidarise pas avec les révolutionnaires.
L’année 1905 agit comme un révélateur sur les hommes : le père du marxisme russe, Plekhanov, reste à Genève. À la classe ouvrière réelle et vivante, il préfère le prolétariat des livres et les dépêches de presse. Le menchevik Martov, rentré en Russie le 6 novembre, semble dépassé par les événements ; les socialistes-révolutionnaires et leurs bombes sont relégués au second plan. Lénine, acharné depuis 1900 à construire un parti pour la révolution, rentré en Russie le 8 novembre, ne joue qu’un rôle modeste et passe à côté des soviets dont il ne saisit pas alors l’importance historique. On ne l’y reprendra pas. Seul Trotsky, rentré au pays en février, dirigeant réel du soviet de la capitale sept semaines durant, s’est retrouvé au cœur de l’action des masses.
Le bilan de Koba est maigre. Militant typique de comités, plus à l’aise dans les petites réunions de dirigeants que dans les meetings ou les manifestations, il a distribué quelques consignes, écrit en seize mois (de janvier 1905 à avril 1906) seize articles et une brochure, prononcé trois discours, mais il n’a pris part à aucun acte décisif. La révolution l’ébranle pourtant ; il célèbre « la flamme de la révolution », « l’orage imminent […] qui éclatera sur la Russie et de son puissant souffle purificateur balaiera tout ce qui est caduc et pourri, et lavera le peuple russe de l’autocratie[128] ». Son apport le plus notoire est une brochure intitulée significativement Point de vue rapide sur les désaccords du parti, parsemée de formulations et d’images bibliques ; il évoque, selon la métaphore qu’il affectionne, « cette terre promise, le monde socialiste », dénonce l’autocratie, qui « rejette, comme un serpent, sa vieille peau… et revêt une peau de brebis », « la politique pharisaïque du gouvernement tsariste » ou « la noire réaction qui rassemble des forces ténébreuses ». La répétition tient lieu d’argumentation : « La révolution russe est inévitable. Elle est aussi inévitable qu’est inévitable le lever du soleil ! Pouvez-vous arrêter le soleil levant[129] ? » Non, car n’est pas Josué qui veut. Il conseille enfin de « trancher la tête du diable avec son propre glaive[130] ».
Dans ce bouillonnement, où les masses se font sujet de l’histoire, Koba, esprit lent, froid et renfermé, se sent perdu. Il n’a pas les qualités nécessaires pour orienter les grévistes : la vivacité de pensée, l’intuition, l’ampleur de vues, le sens de la perspective et de la prospective historiques, le contact et l’échange avec la foule, le talent oratoire, l’enthousiasme. La révolution ne révèle en lui aucun talent. Il en sort tel qu’il y était entré. L’un de ses biographes définit la place qu’il a alors occupée en donnant à un de ses chapitres le titre suivant : « Un révolutionnaire à l’écart de la Révolution[131] ».
Le jour de l’élection de la première Douma, le 27 avril 1906, le gouvernement en définit le rôle à travers une série de lois fondamentales : la Douma est dotée d’une simple fonction consultative et de proposition. Les textes votés par elle doivent être validés par le conseil d’Empire, assemblée de notables désignés pour moitié par le tsar. Échappent à sa discussion les crédits militaires (armée et flotte), les dépenses (considérables) de la Cour, les traités de commerce internationaux, ainsi que les questions militaires, diplomatiques et religieuses, qui relèvent de la seule autorité du monarque. Ce dernier peut dissoudre la Douma à son gré et légiférer à son aise quand elle n’est pas en session. Ce régime constitutionnel bâtard fonctionne selon le bon vouloir du tsar ; la Russie demeure un empire autocratique. Malgré le boycott des élections par les SR et les bolcheviks, la majorité de la Douma, portée par la vague révolutionnaire, exige le respect de toutes les libertés (civiles, ethniques et religieuses), l’abolition de la peine de mort, une amnistie politique, un régime parlementaire, une réforme agraire. Nicolas II la dissout le 9 juillet.
La révolution a poussé mencheviks et bolcheviks à se réunifier. En avril 1906, Tiflis envoie au congrès unitaire du POSDR à Stockholm une délégation composée de quinze mencheviks et de Koba. Tous les autres dirigeants bolcheviks du Caucase sont morts, partis ou exilés. La place est libre pour lui. Les bolcheviks sont minoritaires au congrès. Sur la question agraire, Koba s’oppose à Lénine, favorable à la nationalisation des terres des grands propriétaires terriens et de l’Église. Koba est favorable au partage. La question lui tient à cœur. Il y consacre quatre articles en mars, signés Bessochvili. Il insiste sur la volonté des paysans qui « exigent le partage des terres […] nous devons donc soutenir la confiscation totale et le partage[132] ». Cette confiance dans la spontanéité populaire est tout à fait exceptionnelle chez lui. Et, pour une fois, il développe une véritable argumentation, solide et bien étayée : étant donné les relations précapitalistes existantes, le partage des terres qui, dans des rapports de production capitalistes, serait certes réactionnaire en multipliant les petites exploitations, est dans l’ensemble révolutionnaire économiquement et justifié politiquement. Lénine reprendra ce point de vue en octobre 1917, lorsque les paysans eux-mêmes s’empareront des terres. Or, chose étonnante, en 1946, dans sa préface au tome I de ses Œuvres complètes, Staline affirme s’être alors rallié à tort au partage des terres, parce qu’il « n’était pas encore devenu un marxiste-léniniste accompli[133] ». Cette autocritique, rarissime chez lui, est d’autant plus étrange qu’en 1917 le décret bolchevik sur la terre en organisera précisément le partage : l’histoire lui avait donc donné raison. Mais la collectivisation forcée de 1929 avait annulé ce partage, et l’autocritique de Staline vise à la justifier a posteriori. Il omet en outre un détail : lorsque Lénine, à la fin du congrès, soumet un manifeste aux délégués bolcheviks, 26 sur 42 seulement le signent. Sans qu’on sache pourquoi, Koba fait partie des 16 défaillants.
Pendant le congrès, le 15 avril 1906, l’imprimerie social-démocrate clandestine d’Avlabar à Tiflis est découverte et démantelée par la police. Le bruit circulera que Koba y a conduit celle-ci par haine des mencheviks. Mais il avait quitté la région depuis deux semaines pour Stockholm quand les gendarmes la découvrirent par hasard, un hasard dans lequel Koba n’avait joué aucun rôle.
Après le congrès, il revient à Bakou. En novembre 1906, les bolcheviks, convaincus que la révolution est toujours à l’ordre du jour, réunissent une conférence clandestine des boieviki (membres des groupes de combat) bolcheviks à Tammerfors et y constituent un bureau technique dirigé par l’ingénieur Krassine. Koba, absent de la conférence qui se tient à l’autre bout de l’Empire, ne figure pas dans ce bureau qui doit planifier les opérations armées, la fabrication des bombes et des explosifs, l’organisation des « expropriations », dites « ex », c’est-à-dire d’attaques de banques et de bureaux du Trésor grâce auxquelles les partis révolutionnaires défient l’État et remplissent leurs caisses. La révolution a d’abord gonflé leurs rangs puis tari leurs ressources : les intellectuels démocrates et bourgeois libéraux qui les finançaient ont, après un moment d’enthousiasme, été saisis d’effroi et ont suspendu leurs dons. Or, la révolution coûte cher : tracts, journaux, congrès, conférences, voyages, achat d’armes, fabrication d’explosifs, etc. Puisque l’État utilise l’argent du peuple pour entretenir son armée afin de réprimer ce dernier, pourquoi ne pas le lui reprendre de force ? Et les « ex » se multiplient au fur et à mesure que la révolution décline et que les partis se vident. Elles mêlent militants et aventuriers, truands à l’occasion, auxquels le recul de la révolution laisse peu à peu la place. Finalement, les voyous prendront le pas sur les militants. Mais cela ne semble pas gêner Koba.
Un mois après cette conférence, il publie une épaisse brochure de vulgarisation théorique, Anarchisme ou Socialisme ?, dans laquelle il cite abondamment Marx, Engels, l’anarchiste Kropotkine, et le communard Arnould. Ses citations, parfois de seconde main et prises chez Lénine, sont en général pertinentes, même s’il simplifie systématiquement les problèmes traités sous forme de questions et réponses. Ainsi quand il se demande : « Pourquoi les capitalistes embauchent-ils les prolétaires et non l’inverse[134] ? » Selon lui, le monde n’a pas à choisir entre socialisme ou barbarie (même s’il évoque un instant un tel choix – « ou bien toute la vie sociale sera entièrement détruite ou bien le prolétariat doit tôt ou tard, mais inévitablement, devenir le maître de la production moderne » –, cette alternative est purement rhétorique car « le régime socialiste sera inévitablement instauré »). Il évoque ainsi à plusieurs reprises « le triomphe inévitable du socialisme » ou « l’inéluctabilité du socialisme prolétarien de Marx[135] », variante de la Terre promise. Comme la venue du Messie, l’avènement du socialisme est absolument certain ; seule la date en reste incertaine. Cette vision parareligieuse et bien peu marxiste préserve Koba du découragement dans la période de réaction galopante qui succède à l’échec de la révolution.